L’intégration en Afrique écartelée entre volonté et réticences.

Malgré les tentations protectionnistes qui émergent, çà et là, à travers le monde, il est indéniable que l’espace mondial contemporain connait une croissance importante de la densité et de la diversité des interactions sociales qui favorisent des formes de communication et d’intégration assez diversifiées et complexes, en même temps. Aujourd’hui, par exemple, en prenant le pouls de l’actualité internationale à travers un site internet à l’aide d’un téléphone intelligent, un citoyen ordinaire accomplit, dans la banalité routinière quotidienne, parfois sans le savoir et s’en rendre compte, une multitude d’actes mondiaux assez importants et consistants ; dans l’acte d’achat d’un produit quasi mondial, ou celui de la consultation d’une plateforme gérée et animée par de milliers de « mains invisibles », organisées en réseau comme des poupées russes, on entre inéluctablement dans « l’international rétrécit ». Le processus est encore plus grand lorsque notre citoyen interagit avec d’autres. Il y a encore quelques décennies, il n’était pas toujours possible d’accomplir cette « multitude d’actes » avec une telle facilité, et surtout célérité. L’histoire des communications téléphoniques internationales est là pour le rappeler. La réalité est donc là, elle s’impose à tous : l’espace mondial se rapproche de plus en plus du citoyen et le citoyen est appelé à composer avec l’espace mondial. L’intégration consciente ou inconsciente dont il est question n’est plus, à proprement parler, vue de ce point, une option, mais une réalité qui accompagne voire se superpose à la croissance de la densité et de la diversité des interactions sociales contemporaines.

Contrairement à certains discours, l’Afrique, considérée, à tort ou à raison, comme un ilot balkanisé de pauvreté dans l’océan de prospérité réelle ou fictive qui l’entoure, n’est pas en marge de cette dynamique. Le processus d’intégration des sociétés n’est pas une simple chimère ou une simple vue d’esprit. Même s’il est possible de reconnaitre que les institutions et, parfois, les individus ordinaires, de plus en plus dépendants les uns des autres, s’agrippent toujours farouchement aux frontières, et contraint par conséquent la transnationalité et l’intersubjectivité naturelles des peuples, la densité et la diversité des interactions transnationales prennent diverses formes sur le continent. Elles sont politiques, à travers divers regroupements institutionnels ; elles sont économiques par le biais des échanges commerciaux et économiques multiformes ; elles sont enfin et surtout sociales à travers les communications matérielles et immatérielles transnationales qui s’établissent entre les peuples africains. Il n’est que d’évoquer les initiatives louables mises en oeuvre tant par l'Union Africaine que les institutions sous-regionales pour donner consistance à cette observation. Cependant, on observe très souvent un decalage assez important entre les discours et la réalité. Le sommet de l’Union Africaine de Kigali posant les bases d’une future zone de libre-échange africaine illustre bien cet écartement quasi perpétuel entre la volonté d'intégration et les reticences des uns et des autres.
En effet, l’intégration en Afrique a pris à Kigali une forme inédite, du moins au niveau discursif. Elle se donne les moyens d’avancer en repoussant graduellement les frontières et les barrières, particulièrement celles économiques ; elle tente, en termes quantitatifs de renverser le sens des courbes des échanges commerciaux interafricains ; enfin, elle recèle, en terme général, l’espoir d’une marche vers le rêve panafricain en s’écartant des anciennes logiques sectorisées d’intégration régionale, ne favorisant pas toujours l’intersubjectivité transnationale. Autant d’horizons qui subsument un accroissement encore plus important de la densité et de la diversité des interactions sur le continent.

Évidemment, passer du discours à la réalité n’est pas chose aisée ; surtout lorsqu’il existe toujours une tension permanente entre volonté et réticences institutionnelles, et volonté et réticences populaires localisées. S’il est indiscutable que l’intégration sans même le vouloir s’impose à tous dans la mesure aucun État ou aucun individu, aujourd’hui, ne pourrait vivre comme une île vierge de l’atlantique, il demeure constant que les reflux à l’intégration, comme l’illustre les revirements du Nigeria à Kigali, ne relèvent ni de la fiction ni d’une pure vue d’esprit. La pratique quasi régulière du repli sur soi, du retour vers l’espace national, pour quelque raison que ce soit, s’affirme ici comme la marque du décalage entre les discours lucides épousant les contours de la réalité telle qu’elle s’impose à tous ou telle qu’elle est parfois vécue intensément au niveau des zones transfrontalières, et les actes concrets destinés à créer de toutes pièces ou renforcer une réalité de substitution voulue ou souhaitée par un petit nombre. Cette démarche contradictoire contribue, bien entendu, à saper les vertus discursives attendues de l’intégration. Bien plus, elle semble, comme Donquichotte dans sa lutte contre les moulins à vent, vouloir remettre en cause, à proprement parler, un contexte mouvant qui ne saurait pourtant être remis en cause. Les réticences sont bien réelles, c’est une chose ; l’intégration est bien programmée, aidée ou non, à aller vers l’avant, c’en est une autre.
Dr. Sali Bouba Oumarou, Tanger le 28 juin 2018.