« Discours » et « récits » différenciateurs, catalyseurs des conflits politiques violents en Afrique.
Discours et récits différenciateurs font partie du processus conduisant au déclenchement et à l’entretien des conflits politiques violents. Bien souvent, pour entrer en conflit ou créer les conditions le rendant possible ; plus souvent, pour le justifier et le soutenir, les groupes ou acteurs en opposition et ceux gravitant, par sympathie, solidarité ou opportunité, autour d’eux, qu’ils soient peu ou prou structurés, accompagnent la matérialisation de leur opposition, de leurs divergences d’intérêt, par des échanges de mots belliqueux dont l’avenir est le plus souvent belligène. Que ce soit au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Kenya, par le passé, ou en République centrafricaine, aujourd’hui, les discours et les récits différenciateurs accompagnent toujours intimement les acteurs proches ou lointains des conflits. Ils sont, en réalité, une façon, soit de préparer idéologiquement le conflit, de le dire, de le faire dire, soit de l’attribuer un sens contextuel ou situationnel. De ce point de vue, on peut dire que le conflit politique violent en Afrique s’il ne résume pas aux discours et récits, n’est pas moins une affaire de discours et de récits différenciateurs que les divers protagonistes des conflits construisent, entretiennent, font évoluer et chercher à diffuser le plus largement possible. Ils sont donc, quelque part, des éléments catalyseurs des conflits politiques violents dans la mesure où les différences polémiques qu’ils établissent construisent une représentation binaire du monde proposant à la fois l’ordre du jour des discours et la formation de l’opinion publique. Il n’est que d’évoquer, plus en détail, le cas Kenya de 2007 pour donner raison à cette observation. Bien que les incidents post électoraux kenyan de 2007 ayant engendrés la mort de plus de 1200 personnes étaient issus de la colère provoquée par les résultats des élections, on s’accorde à reconnaitre que l’irruption de la violence politique post-électorale n’était rien d’autre que la continuité de la violence discursive produite et amplifiée à souhait tant par les médias que par les hommes politiques et les citoyens ordinaires, avant et pendant la période électorale. L’incitation à la violence ou les prémisses des affrontements civiles ont d’abord été discursives comme ce fut le cas à l’époque de l’Allemagne Nazi. Les discours et récits différenciateurs ont favorisé d’une certaine façon un endoctrinement des foules, « un viol » des consciences, dont l’aboutissement fut la mise en application, elle-même différenciée, du bousculement et sabordement des équilibres fragiles des sociétés unies en toile d’araignée. Autrement dit, le conflit discursif a précédé la matérialisation factuelle de la violence politique armée ; ses vecteurs ont libéré la violence symbolique des mots différenciateurs, stimulus déterminant pour le passage à la violence physique. Ce scénario n’est pas, évidemment, un phénomène propre au Kenya. En République Centrafricaine, les représentations des divers protagonistes du conflit, véhiculées par les discours et récits, jouent un rôle important dans l’entretien du conflit. Ici, les mêmes logiques observables dans le cas kenyan sont reproduites : ils se résument pour l’essentiel à la négation pure et simple de l’autre, l’invalidation de ses discours et prétentions par des contre discours et des récits disqualifiant, stigmatisant, meurtriers, etc.
À la similarité des objectifs des discours et récits différenciateurs conduisant et entretenant les conflits politiques violents, on observe également, le plus souvent, une similarité des stratégies communicationnelles déployées. La stratégie d’attaque frontale est la plus sollicitée dans l’avancée des premières lignes des porteurs des mots belligènes. Il s’agit le plus souvent à travers un discours total, c’est-à-dire mêlant volonté et intelligence[1], ou un discours émotionnel renforçant la charge conflictuelle, de designer, identifier l’autre et l’attribuer la position sociale la plus négative ou dégradante possible. Le recours aussi bien aux langues maternelles qu’aux mass médias pour la production et la diffusion de ces discours favorisent ici non seulement l’amplification desdits discours dans les consciences vers lesquelles elles s’orientent pour susciter l’adhésion, mais elles ajoutent également à la stratégie frontale, dans le pire des cas, une sorte d’engagement irréversible à l’anéantissement de l’autre, ou au moins son affaiblissement de telle sorte qu’il lui soit impossible d’opposer une quelconque riposte. Ce caractère direct de la confrontation n’exclut pas pour autant l’utilisation de stratégies détournées ou implicites qui révèlent la profondeur du projet destructeur. Si on peut émettre l’hypothèse que c’est dans le cadre privé que cette deuxième option stratégique prend tout son sens et participe même, directement ou indirectement, à la structuration de la stratégie frontale assumée, le recours aux discours donnant une orientation particulière aux appareils institutionnels constitue, sans exclusive, une autre face hideuse de cette réalité. Il s’agit concrètement de personnaliser une position dominante, censée être neutre et impersonnelle. Bien évidemment, cela renvoie à l’idée de l’implication de l’élite dans sa pluralité et diversité dans la marche, silencieuse et bruyante à la fois, sur ces bitumes verbaux du conflit. Cela dit, nul ne serait étonné de constater les navettes discursives régulières qui unissent les stratégies frontales et les stratégies détournées. Entre centralisation, déconcentration et décentralisation, les discours et récits différenciateurs se déploient pour catalyser le conflit politique violent ou pour le pérenniser. Cela montre bien que dans les contextes fragiles, la production et la diffusion à outrance des discours et récits différenciateurs sont, sans contredit, les témoins lumineux de la possibilité de dissolution de la paix négative, laquelle n’est perennisable et consolidable que la prise de conscience de la part de responsabilités de chacun. En somme, comme le remarque fort opportunément Julien Freund dans l’essence du politique « […] Tout conflit entre des groupements peut toujours évoluer, ne serait-ce que par la volonté d’un seul antagoniste, vers l’épreuve de force avec recours à la violence […] »
Tanger, le 31 octobre 2018.
[1] Nous reprenons ici les deux éléments, volonté et intelligence, qui permettent à Landsberg de considerer l’engagement comme un acte total. Bien évidemment, il ne s’agit en aucun cas de la pensée de Landsberg qui, elle fait le pari inverse.