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 RebusExternis

Bertrand Badie "l'impuissance de la puissance"

22 Février 2021, 14:19pm

Publié par Dr. Sali Bouba Oumarou

CE QUE NOUS LISONS

L’impuissance de la puissance

Bertrand Badie

© Albert Russ, Shutterstock

 

Le concept de puissance est certainement au cœur des relations internationales, pris au sens de discipline académique. Malgré le fait qu'il n’est pas toujours évident de dire avec exactitude à quoi il renvoie, tant son contenu et particulièrement ses marqueurs, il est vrai, sont assez varié et un peu déconcertant, il est cependant clair que les académiciens comme les professionnels de ce champ de la vie internationale ont déjà, au moins une fois, si ce n’est maintes fois, eu à faire à des réflexions ou analyses vantant les vertus explicatives ou tout simplement la centralité de la puissance dans l’arène des relations internationales.

L’ouvrage de Bertrand Badie intitulé « l’impuissance de la puissance : essai sur les nouvelles relations internationales" », a première vue, ne s’éloigne pas de cette tradition puisqu’il s’agit toujours, en adoptant une approche de sociologie des relations internationales, cher à l’auteur, d’interroger ce concept de puissance ;de dire, même si ce n’est pas là la direction de l’ouvrage,  qu’il est d’une importance certaine dans le processus d’analyse des relations internationales,de souligner également, à gros trait, que la puissance permet d’agir, de marquer sa présence et sa prééminence par rapport à d’autres acteurs sur la scène internationale. On est puissant parce qu’on peut décider de faire, pourrait-on dire, comme naguère le firent les Etats-Unis ou encore l’ex Urss, deux gladiateurs dont la mise en spectacle de la force créa des logiques d’alliances guerrières, bétonna les frontières entre amis et ennemis, et par-dessus tout faillit conduire le monde vers l’impasse. Cependant, « l’impuissance de la puissance », réflexion dense, s’inscrivant dans le genre essai, facile à suivre grâce à la progression historique des trois chapitres qui tiennent sur deux cent quatre dix-huit pages[1], se distingue, et c’est là son originalité, au niveau de la déconstruction du concept de puissance et la prise en compte d’autres dimensions souvent négligées. Dans les dédales de la pensée de Bertrand Badie, la puissance s’étale, s’éclate ; a sa vision classique compacte similaire à un solide ou mieux au « fer », l’auteur oppose une vision fluide, molle. Telle justement un fluide, la puissance, sous le regard du professeur a la possibilité de prendre plusieurs directions et telle un objet mou elle peut subir des transformations inattendues. Elle ne saurait donc se résumer à une simple capacité d’agir, encore que cette dimension est importante, mais engloberait également la capacité à empêcher, la capacité à s’abstenir de faire. Cette perspective originale qui s’écarte de plusieurs travaux qui appréhendent la puissance dans sa dimension classique, assez wébérienne et hobbesien à la fois, amène l’auteur à faire le constat implacable selon lequel face aux nouveaux défis internationaux,notamment le terrorisme, la violence décentralisée et sociale, entraînant la profusion d’environnements rebelles, la puissance classique perd de "sa puissance". Le gladiateur hobbesien, autrefois maître incontesté de la puissance selon un consensus assimilable à une sorte de myopie, découvre qu’il n’est pas ou qu’il n’a jamais été réellement le seul maître à bord. La concurrence a toujours été présente. On est de fait obliger de constater l’impuissance de la puissance du gladiateur. D’ailleurs pour l’auteur, même au temps du règne sans partage de la vision classique de la puissance, les signes de son impuissance étaient perceptibles, moins visibles qu’aujourd’hui, c’est certain, mais ignorés par les analyses qui,ne se détachant pas de la grammaire wébérienne et schmitien,se concentraient davantage sur la marche bruyante du fer. Or, l’adoption d’une perspective sociologique, comme celle de l’auteur s’abreuvant à la source durkheimienne, permet à ce dernier de sonder les marches silencieuses des « puissances » qui empêche la puissance hégémonique, représenté dans l’ouvrage par les Etats-Unis, à s’imposer, à dicter l’ordre du jour des relations internationales. Si à l’âge d’or de la puissance correspondant globalement à la période de guerre froide, la visibilité de l’ennemi, des alliances et des inimitiés parvenaient à ordonner la scène mondiale, l’invisibilité des « ennemis » et la capacité des acteurs transnationaux porteurs des nouvelles menaces de se defaire des limites territoriales dans le monde apolaire rendent inefficace ou inopérante toute puissance basée sur le fer, les chars ou des bombes. Dès lors, on assiste à une dérégulation du marché de la puissance sur la scène internationale. Ce constat est également valablement à l’intérieur des Etats où la grammaire wébérienne perd quelque peu de son sens, balbutie et semble même être contreproductive face à la violence sociale.

Ces constats, bien sûr, sont redoutables et suggèrent une ère de temps brouillés qui ne militent pas en faveur de l’unilatéralisme, « du cavalier solitaire ». Cette tentation ne pourrait que conduire à des contestations encore plus fortes de la puissance dans un monde où l’international est ouvert à tous. Le multilatéralisme, une question qui tient à cœur l’auteur, se pose comme une sérieuse alternative dans un monde où la prolifération des biens publics internationaux ne saurait relever de la polémique.

Tanger le 22/02/2021


[1]Badie Bertrand, L’impuissance de la puissance, ed Fayard,2004.

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